История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut - стр. 31
« Je suis donc votre prisonnier ? lui dis-je. Eh bien, mon père, que prétendez-vous faire de moi ? » Il me dit qu’il était charmé de me voir prendre un ton raisonnable ; que son devoir serait de travailler à m’inspirer le goût de la vertu et de la religion, et le mien de profiter de ses exhortations et de ses conseils ; que pour peu que je voulusse repondre aux attentions qu’il aurait pour moi, je ne trouverais que du plaisir dans ma solitude. « Ah ! du plaisir ! repris-je ; vous ne savez pas, mon père , l’unique chose qui est capable de m’en faire goûter, » – Je le sais, reprit-il ; mais j’espère que votre inclination changera. » Sa réponse me lit comprendre qu’il était instruit de mes aventures, et peut-être de mon nom. Je le priai de m’éclaircir. Il me dit naturellement qu’on l’avait informé de tout.
Cette connaissance fut le plus rude de tous mes châtiments. Je me mis à verser un ruisseau de larmes, avec toutes les marques d’un affreux désespoir. Je ne pouvais me consoler d’une humiliation qui allait me rendre la fable de toutes les personnes de ma connaissance et la honte de ma famille. Je passai ainsi huit jours dans le plus profond abattement, sans être capable de rien entendre, ni de m’occuper d’autre chose que de mon opprobre. Le souvenir même de Manon n’ajoutait rien à ma douleur. Il n’y entrait du moins que comme un sentiment qui avait précédé cette nouvelle peine , et la passion dominante de mon âme était la honte et la confusion.
Il y a peu de personnes qui connaissent la force de ces mouvements particuliers du cœur. Le commun des hommes n’est sensible qu’à cinq ou six passions dans le cercle desquelles leur vie se passe et où toutes leurs agitations se réduisent. Otez-leur l’amour et la haine, le plaisir et la douleur, l’espérance et la crainte, ils ne sentent plus rien. Mais les personnes d’un caractère plus noble peuvent être remuées de mille façons différentes : il semble qu’elles aient plus de cinq sens, et qu’elles puissent recevoir des idées et des sensations qui passent les bornes ordinaires de la nature. Et comme elles ont un sentiment de cette grandeur qui les élève au-dessus du vulgaire, il n’y a rien dont elles soient plus jalouses. De là vient qu’elles souffrent si impatiemment le mépris et la risée, et que la honte est une de leurs plus violentes passions.
J’avais ce triste avantage à Saint-Lazare. Ma tristesse parut si excessive au supérieur, qu’en appréhendant les suites, il crut devoir me traiter avec beaucoup de douceur et d’indulgence. Il me visitait deux ou trois fois le jour. Il me prenait souvent avec lui pour faire un tour de jardin, et son zèle s’épuisait en exhortations et en avis salutaires. Je les recevais avec douceur, je lui marquais même de la reconnaissance : il en tirait l’espoir de ma conversion.