История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut - стр. 26
« Je te jure, mon cher chevalier, que tu es l’idole de mon cœur, et qu’il n’y a que toi au monde que je puisse aimer de la façon dont je t’aime ; mais ne vois-tu pas, ma pauvre chère âme, que dans l’état où nous sommes réduits, c’est une sotte vertu que la fidélité ? Crois-tu qu’on puisse être bien tendre lorsqu’on manque de pain ? La faim me causerait quelque méprise fatale ; je rendrais quelque jour le dernier soupir en croyant en pousser un d’amour. Je t’adore, compte là-dessus ; mais laisse-moi pour quelque temps le ménagement de notre fortune. Malheur à qui va tomber dans mes filets ! Je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux. Mon frère l’apprendra des nou-velles de ta Manon ; il te dira qu’elle a pleuré de la nécessité de te quitter. »
Elle m’aime, je le veux croire ; mais ne faudrait-il pas, m’écriai-je, qu’elle fût un monstre pour me haïr ? Quels droits eut-on jamais sur un cœur que je n’aie pas sur le sien ? Que me reste-t-il à faire pour elle, après tout ce que je lui ai sacrifié ? Cependant elle m’abandonne ! et l’ingrate se croit à couvert de mes reproches en me disant qu’elle ne cesse pas de m’aimer ! Elle appréhende la faim ! Dieu d’amour ! quelle grossièreté de sentiments, et que c’est répondre mal à ma délicatesse ! Je ne l’ai pas appréhendée, moi qui m’y expose si volontiers pour elle en renonçant à ma fortune et aux douceurs de la maison de mon père ; moi qui me suis retranché jusqu’au nécessaire pour satisfaire ses petites humeurs et ses caprices ! Elle m’adore, dit-elle. Si tu m’adorais, ingrate, je sais bien de qui tu aurais pris des conseils ; tu ne m’aurais pas quitté, du moins, sans me dire adieu. C’est à moi qu’il faut demander quelles peines cruelles on sent de se séparer de ce qu’on adore. Il faudrait avoir perdu l’esprit pour s’y exposer volontairement.
Mes plaintes furent interrompues par une visite à laquelle je ne m’attendais pas ; ce fut celle de Lescaut. « Bourreau ! lui dis-je en mettant l’épée à la main, où est Manon ? qu’en as-tu fait ? Ce mouvement l’effraya. Il me répondit que si c’était ainsi que je le recevais, lorsqu’il venait me rendre compte du service le plus considérable qu’il eût pu me rendre, il allait se retirer et ne remettrait jamais le pied chez moi. Je courus à la porte de la chambre, que je fermai soigneusement. « Ne t’imagine pas, lui dis-je en me tournant vers lui, que tu puisses me prendre encore une fois pour dupe et me tromper par des fables. Il faut défendre ta vie ou me faire retrouver Manon. – Là, que vous êtes vif ! repartit-il ; c’est l’unique sujet qui m’amène. Je viens vous annoncer un bonheur auquel vous ne pensez pas, et pour lequel vous reconnaîtrez peut-être que vous m’avez quelque obligation. » Je voulus être éclairci sur-le-champ.